Ce blog constitue un recueil de témoignages issus du forum de la Fédération Francophone des Sourds de Belgique

La langue interdite des sourds

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Brigitte Lemaine : « J’ai beaucoup lutté pour arriver à réaliser mes films. J’ai dû surmonter les ignorances, le sexisme, le racisme anti-sourds et anti-maltraités ; l’incompréhension et la malhonnêteté des institutionnels, de la télévision, des producteurs. Bien souvent j’ai pensé émigrer tant je me sentais isolée, bien souvent ce sont les télévisions et les associations étrangères qui m’ont aidée. Mais j’ai toujours trouvé en France un interlocuteur, un soutien inattendu au moment où j’en avais le plus besoin. Ainsi j’ai pu vérifier que j’étais aussi dans le pays de la résistance et qu’on pouvait y semer les germes d’une nouvelle communication, non seulement pour les sourds, mais aussi pour tous ceux qui sont bâillonnés parce qu’on a toujours parlé à leur place. » Entretien avec une réalisatrice en lutte contre la violence : celle des familles, des institutions et des hommes...


Pourquoi vous êtes-vous autant intéressée aux sourds et au monde du « handicap » en général ?

J’ai été élevée, dès l’âge de 18 mois, par mes grands-parents, des sourds de naissance. J’ai donc appris très tôt la langue des signes, c’était quasiment ma langue maternelle, en tout cas c’était la langue que je parlais à la maison. Je me considère donc comme une métisse, comme le fruit du croisement de deux cultures : la culture « entendante » et la culture « sourde ». Dès la maternelle, j’ai été mise à l’écart : le sentiment d’être à la fois pareille aux autres et différente... Ma proximité avec la surdité a donc beaucoup influencé mon parcours et a constitué pour moi un atout considérable pour dépasser la vision réductrice et négative du « handicap » qu’ont la plupart des gens. Faire des films, c’est un moyen de faire évoluer les mentalités. Les sourds ont une véritable culture, ce ne sont pas des handicapés. Le « Signe » (la langue des signes), c’est le contraire de l’enfermement, pour beaucoup c’est le seul moyen de s’exprimer, pour nous tous ce pourrait être une arme pour abattre les frontières et mieux comprendre les autres. Si le thème de la violence psychologique est quelque chose de récurent dans mon travail c’est que ma grand-mère m’y a sensibilisé : elle me racontait les humiliations, la maltraitance, les persécutions constantes dans les instituts pour sourds où elle vivait dans l’entre-deux guerres.

Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser un film sur la stérilisation et l’extermination des sourds sous le nazisme ?


C’est une histoire compliquée… En 1992, à l’occasion du cinquantenaire de « Drancy » (rafle du vel d’hiv’), Stéphane Gatti a organisé en Seine Saint Denis la représentation fragmentée (avec plusieurs metteurs en scène et groupes de comédiens, en différents lieux…) du Chant d’amour des alphabets d’Auschwitz (Armand Gatti, éd. Verdier). Il a fait alors appel à moi pour enseigner la langue des signes aux acteurs. Il fallait qu’une partie de la pièce soit jouée en « Signes ». La surdité devait être présente sur scène. Cela a un rapport intime avec l’histoire d’Armand Gatti qui a été déporté durant la seconde guerre mondiale dans un camp de concentration en Lituanie. C’était un camp d’un genre très particulier, situé sous la mer, à l’abri d’une cloche, à 200 mètres de fond. On y faisait travailler les prisonniers à la construction d’une base sous-marine. La pression était telle à cette profondeur que les gens étaient quasiment sourds. D’où le recours nécessaire aux signes. Par nécessité, les déportés avaient une communication sourde. De toute façon, comme dans la plupart des camps, il y avait une telle diversité d’origines et de langues que la communication devait passer en grande partie par le gestuel. Avec un comédien sourd j’étais donc sensée enseigner les bases des « Signes » aux différents groupes qui participaient à la représentation (des « psychiatrisés », des étudiants, des immigrés…). On a donc accepté mais à condition qu’on sache en retour ce qui s’était passé pour les sourds sous les nazis. C’est comme ça qu’a été organisé, en 1993, à la bibliothèque de Bagnolet, un débat sur la persécution et l’extermination des sourds. Stéphane a filmé les débats et peu après l’université de Hambourg, qui a un département de recherche en langue des signes, nous a contactée parce qu’elle organisait le second congrès international sur l’histoire des sourds. Histoire que par définition on ne connaît pas vu que la langue des signes a été longtemps interdite. Stéphane et moi, on a donc du monter dans l’urgence, en un mois, le film des débats. C’est donc ce premier film qui a servi de base à Témoins sourds, témoins silencieux. Sept années durant, j’ai mené une enquête sur la question des sourds sous Hitler. Obtenir des fonds pour ce film a été un vrai parcours du combattant car aucune chaîne n’a voulu le produire…

Pourquoi et quand la langue des signes a-t-elle été interdite ?

Elle a été interdite en 1880, à Milan, lors du congrès international des éducateurs pour sourds (où les enseignants sourds ne votèrent pas). Les entendants avaient décidé que la langue des signes était nocive pour les sourds, qu’elle les contraignait à rester entre eux, qu’elle contrariait l’acquisition de la parole. C’était l’époque du scientisme, on voulait tout résoudre par la science, grâce aux progrès de la technique et de la science on pensait pouvoir soigner les sourds. Il fallait donc qu’ils oublient cette langue archaïque et tout axer sur la méthode oraliste. La France, avec bien d’autres pays, a aussitôt mis en application cette interdiction qu’elle maintiendra jusqu’au début des années 1980.

Cela constitue-t-il un tournant par rapport à la période précédente ?


Oui, bien sûr. D’autant que c’est en France qu’ont été créés les premiers instituts pour sourds. Cela, on le doit à l’initiative, au XVIIIème siècle, de l’abbé de Ll’Epée qui parce qu’il estimait que les sourds devaient eux aussi avoir accès aux « lumières » et à la culture, mit au point un système de signes « méthodiques » qui associait le langage gestuel des sourds de Paris et la grammaire française « signée ». En 1755, il fonda la première école pour sourds. Il y forma une multitude d’instituteurs sourds qui partirent ouvrir à leur tour 21 écoles en France et en Europe. L’abbé de L’Epée est mort juste avant la révolution, en 1789, mais la République a adopté ses enfants et son école qui devint en 1791 l’Institution nationale des sourds-muets de Paris. Il a fondé quelque chose qui avait un lien profond avec la République, tellement profond que les révolutionnaire voyaient, comme lui, dans la langue des signes la future langue universelle. Une langue gestuelle que les entendants de tous les pays pourraient apprendre dans les écoles. Après l’interdiction de la langue des signes au congrès de Milan en 1880, les sourds ont été en grande parti évincés de l’enseignement, ce sont les entendants qui ont alors pris en main l’éducation des sourds.

Le congrès de Milan a donc mis un terme à une période d’émancipation pour les sourds, une période où ils avaient la possibilité d’organiser eux-même leur éducation, où leur langue visuelle avait une légitimité. Comment expliquer un tel retournement dans la perception de la langue des signes ? J’ai du mal à comprendre comment on a pu passer, en moins d’un siècle, de la langue des signes comme modèle de langue universelle à la langue des signes comme langue archaïque, langue-ghetto, langue-handicap.

Un des opposants les plus farouches à la langue des signes a été Graham Bell, l’inventeur du téléphone, ce qui est assez révélateur. La langue des signes c’est quelque chose qui court-circuite le lobby médical et l’industrie des media. C’est quelque chose de gratuit, qui ne nécessite pas d’appareillage et ne génère pas de profits. Bref, ça sort les sourds du monde des handicapés sur lesquels on peut se faire beaucoup d’argent. L’intérêt des médecins, de l’industrie et aujourd’hui des biotechnologies c’est de maintenir les sourds dans l’assistance médicale et technologique.

Pensez-vous que la technique de l'implant cochléaire, l’implantation d’une prothèse auditive, peut donner lieu à des dérives ?

Elle peut donner lieu en tout cas à une véritable souffrance chez les enfants sourds pré-linguaux (de naissance). Beaucoup de médecins font le forcing auprès des parents pour qu’il fassent implanter leur enfant sourd le plus tôt possible, soit-disant pour qu’ils aient accès à la communication orale. J’ai connu le cas d’un village, près de Bourg-en-Bresse, où tout le monde s’était cotisé pour payer une prothèse électronique à l’enfant sourd d’une famille ; ça coûtait 150 000 francs. Mais ça n’a pas du tout fonctionné, l’enfant n’a jamais vraiment réussi à communiquer avec ses parents. De sorte qu’ils ont fini par le placer dans un institut pour sourds où son appareillage l’a fait rejeter par les autres enfants. Finalement, il a été mis dans une famille d’accueil sourde. Ce qu’il y a de dramatique quand on implante des sourds pré-linguaux, c’est que souvent ils n’arrivent alors à intégrer aucun des deux mondes, ni l’entendant ni le sourd. Sans compter le bruit, les interférences permanentes qu’infligent ces appareils aux enfants… Quand on vous implante un de ces appareils vous n’entendez pas aussitôt. Il faut d’abord un long apprentissage, il faut que votre cerveau apprenne à déchiffrer les signaux électroniques, cela prend un an au minimum. Et ça marche surtout pour les gens qui auparavant entendaient, qui sont devenus sourds, qui ont déjà eu accès au monde des entendants.

L’implant cochléaire, quand il est appliqué à des sourds de naissance, relève donc plus de l’expérimentation que de la thérapie. Peut-on opposer à la perception médicale de la surdité, à sa réduction au « handicap », l’existence d’une culture sourde ?

L’existence d’une véritable culture sourde est intimement liée à la possibilité d’une langue commune. Les premiers instituts pour sourds ont joué un rôle essentiel en permettant la formalisation et la diffusion à l’échelle d’abord d’un pays, la France, puis au niveau international d’une langue des signes. Ce sont de véritables langues spatio-visuelles et pas de simples traductions des langues orales en gestes. Elles ont leur propre syntaxe. Les écoles et instituts pour sourds, même si ce sont souvent des institutions violentes, ont permis aussi la constitution d’une véritable communauté sourde. Quelque part, avoir des parents entendants, c’est vécu comme ne pas avoir de famille pour les sourds. Etre sourd, c’est le seul cas où on ne parle pas la même langue que ses parents, à moins que ceux-ci soient eux-mêmes sourds. Soit l’enfant sourd est dans un lieu où il a la possibilité d’être avec d’autres sourds et donc de développer ses capacités mentales et langagières, soit il est isolé et a de grandes chances alors d’être mis à l’écart et traité comme un déficient mental. Il y a une culture sourde parce qu’il y a une véritable langue « sourde », la langue des signes, et une communauté « sourde » (associations, fédérations, festivals, artistes, publications…). Mais aussi parce qu’il y a un univers sensoriel, un rapport au monde spécifiquement sourd.

La langue des signes développe énormément le champ visuel puisque c’est une langue spatiale.
La sensibilité sourde se caractérise par un hyper-développement visuel. Un sourd n’a pas besoin de se retourner, il a presque des yeux dans le dos. Quand on est sourd on développe une autre conscience du corps, on est obligé d’être vraiment dans son corps pour appréhender ce qu’il y a autour. C’est le corps qui sent les choses. Je me suis rendue au Japon à plusieurs reprises et je trouve qu’il y a une proximité entre la culture « sourde » et la culture japonaise. En effet, au Japon, ça ne se fait pas de regarder les gens en face, et on parle peu. De sorte que beaucoup de choses passe par la communication « physique ». Sans forcément parler, la personne avec laquelle je communique va sentir immédiatement dans quel état je me trouve. En Occident, les gens ne sont pas vraiment dans leur corps, je ne sais pas où ils sont mais ils sont ailleurs.
Dans son rapport à l’autre, le sourd est très expressif. La langue des signes est une langue expressive. Quand il parle, un sourd doit rejouer la scène, l’expérience qu’il a vécu, il va lui falloir se mettre à la place des personnages qu’il décrit, jouer tous les rôles, exprimer tout ça « physiquement ».

Il y a aussi parfois un certaine violence dans les rapports entre sourds…

Si leurs rapports peuvent paraître violents, c’est d’abord dû à la violence des institutions où ils sont placés. Bien souvent ils y subissent (c’est propre au monde du « handicap) des sévices physiques, moraux voire sexuels et ils y manquent cruellement d’intimité. Sans compter l’interdiction qui a longtemps pesé et pèse encore sur l’usage des signes. Pour les empêcher de « signer » on leur attachait souvent les mains dans le dos. Dans un de mes films, un sourd témoigne ainsi : « Moi ça va, on ne me l’a pas fait parce que je ne restais pas à l’internat, mais on tapait la tête de mes copains contre les murs quand on les surprenait à faire des signes. »

Dans votre film, la responsabilité des médecins dans la politique nazie de stérilisation et d’extermination des « malades mentaux » apparaît clairement. Qu’en est-il en général du rapport des sourds à la médecine ?


Il y a toujours eu une véritable persécution médicale à l’encontre des sourds. Difficile d’aimer, d’avoir confiance en les médecins quand on vient, comme moi, d’une famille de sourds... A la naissance d’un enfant sourd, les médecins donnaient toujours le même verdict aux parents : « Surtout ne lui apprenez pas la langue des signes ! » La médecine opérait une véritable prise de pouvoir sur la famille : « Cet enfant là, c’est de mon ressort pas du vôtre ! Vous, vous ne pouvez pas savoir ce que vous pouvez faire avec votre gamin, vous ne savez pas, mais moi qui suis médecin, je le sais…» La persécution commence là. Ça va plus loin qu’un simple traitement médical, c’est une dépossession ! Une famille avec un enfant sourd, c’est une famille déjà marquée par la médecine comme une famille ne pouvant pas s’occuper de son enfant. L’enfant appartenait d’emblée à la médecine. Ma grand-mère a été arrachée à sa famille à l’âge de quatre ans, pour être placée dans une institution religieuse où on lui frappait les mains avec une règle de fer dès qu’elle faisait un « signe ». Elle n’a jamais vraiment pu communiquer avec sa mère. Sur le sourd et sa famille pesait souvent, simultanément, les pouvoirs de l’école, du médecin et du clergé.
Avec le « handicap », il y a toujours eu ce côté : « Laissez le nous pour faire des expérimentations ! », mais avec les sourds c’est encore pire puisqu’il y a cette impossibilité de parler, de dire ce qui se passe. La politique d’hygiène raciale du troisième Reich n’est que la suite d’une longue politique eugéniste commencée au début du XXème siècle aux Etats-Unis.
Et puis dans la « gestion du handicap », il y a souvent des absurdités tragiques. En 1988, j’ai fait un film sur un CAT (Centre d’Aide par le Travail), Le droit de regard, où étaient mélangés sourds et aveugles. C’était indescriptible : sourds et aveugles ne peuvent pas cohabiter. Les sourds font beaucoup trop de bruits pour les aveugles qui ont une ouïe hyper-développée. Les sourds parasitaient tous leurs bruits. D’un autre côté, les aveugles ne peuvent voir les signes des sourds ni communiquer par signes. Ils étaient vraiment très malheureux ensemble. Après avoir vu mon film, l’équipe éducative du CAT a heureusement arrêté de mélanger sourds et aveugles.
Que l’on soit orphelin, sourd, handicapé ou jeune délinquant, c’est le même traitement (fréquence de l’arbitraire et de la maltraitance…), celui des institutions spécialisées et de la DASS ; c’est cette même population qui a été la cible première de l’eugénisme occidental et de l’hygiène raciale nazie…

Propos recueillis par Dénètem





BRIGITTE LEMAINE
Elève de Jean Rouch (cinéaste et ethnologue) et de Jean Baudrillard (sociologue de la culture), Brigitte Lemaine a réalisé depuis 1989 de nombreux documentaires portant en général sur l'univers du handicap, la question de la maltraitance et les artistes sourds.
Quelques uns de ses films : Une seule vie, un seul corps (1993), clé d'or au Festival de Lorquin, prix du meilleur documentaire au festival de Fort de France ; Sourds à l'image (1995, sur la résistance des artistes sourds), "Meilleur document en faveur de la culture sourde" au festival du film indépendant de Bruxelles ; Regardez-moi, je vous regarde, Koji Inoue photographe (1996), "Meilleur document en faveur de la culture sourde" au festival de Bruxelles, meilleur documentaire au festival international du film de Bucarest.

A LIRE
- L’extermination douce, La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France sous le régime de Vichy, éd. AREFPPI, Ligné, 1987, Max Lafont
- « De l’eugénisme à l’opération euthanasie : 1890-1945 », La recherche, décembre 1990, Benoît Massin
- Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933, éd. La Découverte, 1998, Benoît Massin
- Science nazie, science de mort, l’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945, éd. Odile Jacob, 1989, Benno Müller-Hill
- Le Massacre des aliénés, des théoriciens nazis aux praticiens SS, éd. Casterman, 1971, Yves Ternon
- Les médecins allemands et le Nazisme, les métamorphoses du darwinisme, Casterman, 1973, Yves Ternon
- « The Rockfeller Foundation and German Bio-medical Science Policy », in Science, Politics and the Public Good, Essays in honor of Margaret Gowing, Macmillan Press, 1988, Paul Weindling

LA LEÇON DE MORALE DE DARWIN


Darwin n’était pas le philanthrope que l’on imagine…
« Tous ceux qui ne peuvent éviter une abjecte pauvreté pour leurs enfants devraient éviter de se marier, car la pauvreté est non seulement un grand mal, mais elle tend à s’accroître en entraînant à l’insouciance dans le mariage. D’autre part, comme l’a fait remarquer M. Galton, si les gens prudents évitent le mariage, pendant que les insouciants se marient, les individus inférieurs de la société tendent à supplanter les individus supérieurs. »
Charles Darwin, La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle (1871), éd. Complexe, 1981.


http://www.voxdei.org/

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