Ce blog constitue un recueil de témoignages issus du forum de la Fédération Francophone des Sourds de Belgique

Un collectif signataire s'adresse aux politiques



Article paru dans Le Soir, 16 mai 2007



L’éducation des enfants sourds ne peut être réduite à une rééducation

Depuis quelque temps, la communauté des Sourds de Belgique est en émoi. Les initiatives prises récemment en matière de dépistage néonatal de la surdité cristallisent les passions. Et certains de penser : comment ! Les pouvoirs publics prennent enfin des mesures pour dépister ce fléau qu’est la surdité infantile, et ceux pour le bien desquels cette politique est mise en oeuvre y voient à redire ! On veut les dépister pour les guérir, et certains s’y opposeraient ! « Les aveugles verront, les sourds entendront, les boiteux marcheront droit ». Quel aveugle refuserait qu’on le guérisse, quel boiteux refuserait qu’on le soigne ? Les sourds seront-ils les seuls à refuser la main secourable d’une médecine qui vient les sauver ? Serait-ce aussi simple ?

Non ! Nos parcours respectifs nous amènent à penser que le débat ouvert par le dépistage néonatal de la surdité vaut mieux que la caricature qui en est faite. Car l’accueil qu’une société réserve à l’enfant sourd conditionne le développement du langage et touche par là à ce qui fait de nous des humains. Et les Sourds, qui sont à l’origine des Langues des Signes, sont justement maîtres en la matière. Le génie de leurs créations linguistiques apporte un démenti formel à la conception étriquée du langage que les professionnels, médecins et autres, de la « rééducation » des enfants sourds veulent leur imposer – en particulier la prééminence de la phonologie de la langue sonore –, que la médecine rééducative des enfants sourds, présente comme incontournables à qui veut parler, lire ou écrire.

Il est incontestable que les techniques médicales (notamment l’implantation d’électrodes dans la cochlée), améliorent, pour certains enfants sourds, leurs capacités auditives et articulatoires. Les progrès de la médecine occidentale n’ont été possibles que par l’attention portée aux processus parthogènes cellulaires de l’organe malade. Dans l’exemple de l’enfant sourd, la cochlée et les performances auditives au laboratoire d’audiophonologie sont devenues le centre des préoccupations thérapeutiques de la communauté médicale, déplaçant l’être humain, l’homme sourd, au second rang. Focaliser leur éducation (pourquoi parle-t-on toujours de rééducation ?) sur le seul support oral du langage – les sons –, c’est ignorer qu’un phonème n’est pas un son, qu’un concept n’est pas nécessairement un mot. Le langage humain est fondamentalement subjectif et les tests utilisés pour l’évaluation de ces enfants semblent totalement imperméables à ce que la linguistique nous apprend. Ce qui est audiométriquement vrai, sonne faux lorsqu’il s’agit de langues. Ce qui est pertinent dans le laboratoire d’audiophonologie peut devenir pervers si toute l’éducation des enfants sourds tourne autour de la priorité de faire entendre des sons. Réduire ainsi leur éducation à une rééducation est une injure à leur sensibilité et leur intelligence d’êtres humains.


Le libre choix des parents en matière d’accueil,
l’ouverture à la langue des signes sont aujourd’hui des leurres absolus



Il est vrai que la médecine en général est assez hermétique aux apports des sciences humaines qui en l’occurrence, lorsqu’il s’agit de surdité, devraient pourtant être au coeur du débat. Les répercussions de cette schizophrénie dissociant l’organisme, objectivable et mesurable, des rencontres humains langagières qui fondent un corps, ont des conséquences dramatiques sur le devenir des enfants sourds. Des drames que chacun de nous, dans son champ épistémique ou institutionnel particulier ou dans sa pratique clinique, est amené à rencontrer et dont il se fait le devoir de témoigner.

Le libre choix des parents, en matière d’accueil de la surdité, proclamé par le monde de la « rééducation » des enfants sourds, l’ouverture à la Langue des Signes, répétée comme une formule creuse, sont aujourd’hui des leurres absolus.

Les parents, en grand désarroi au moment de l’annonce de surdité, ne sont évidemment pas en situation de choisir. Le fussent-ils, actuellement, il n’y a pas d’alternative à celle d’une médicalisation outrancière, le fantasme de guérison de la surdité n’étant pas loin. Entre proclamation du libre choix et réalité, il y a un abîme, où aujourd’hui se meurent symboliquement des enfants qui articulent bien. Le seule choix effectivement proposé (car c’est le seul qui est financé et réellement présenté aux parents), est une prise en charge dominée par une pensée médicale audiocentrique, sourde au apports des sciences humaines et aveugle aux enseignements du passé.

Nous avions eu la naïveté de penser que la reconnaissance unanime, en 2003, de la Langue des Signes, par la Communauté Française, inaugurait une ère nouvelle. Elle ouvrait la perspective de l’épanouissement d’un groupe de citoyens, partageant la Langue des Signes, langue à modalité visuo-gestuelle traçant les contours d’une véritable minorité culturelle. Elle apparaît aujourd’hui comme le cache-misère, visant à mieux rendre inaudible la parole des Sourds. Si aujourd’hui, Madame la Ministre Fonck semble en première ligne, elle n’est pas seule responsable du gâchis actuel ; c’est l’ensemble des décideurs politiques, sans désir de donner une traduction réelle à cette reconnaissance de la Langue des Signes, qui porte cette responsabilité.

Et ce n’est pas faute d’avoir été informés par des instances officielles telles que le Conseil Supérieur de l’Enseignement Spécial ou le Conseil Consultatif de la Langue des Signes. Quelles que soient les recommandations faites démocratiquement par ces instances à la composition pluridisciplinaire, chaque fois, depuis plusieurs années, le lobby médical est revenu par une porte dérobée, et sans aucune concertation avec qui que ce soit, a tout remis en question. Pourquoi les médecins et leurs valets sont-ils si volontiers entendus ? Parce qu’il est plus simple et rassurant d’écouter ceux qui nous disent qu’ils peuvent faire entendre les Sourds. Plutôt que, surmontant nos peurs, de prêter attention à ceux qui demandent, parfois maladroitement, à se faire entendre dans la seule langue qu’ils puissent pleinement maîtriser et que nous ignorons. Il est aujourd’hui de notre devoir de scientifique, de père, de mère, d’humain tout simplement, de dire notre inquiétude et notre indignation devant tant de gâchis.

Mesdames et Messieurs les responsables politiques, écoutez ceux qui receuillent les effets mortifères d’un système injuste.



Un collectif signataire :

Pr. Jean-Claude Dortu, philologue romaniste (Ulg)
Dr. Benoît Drion, Unité d’accueil et soins en langue des signes (Université Catholique de Lille)
Pr. Jean Giot, linguiste (FUNDP, Namur)
Dr. Claire de Halleux, pédiatre (Centre Hospitalier Notre-Dame et Reine Fabiola, Charleroi)
Laurence Meurant, Maître de Conférence, linguiste (FUNDP, Namur)
Pr. Françoise Ost, juriste et philosophe, Vice-Recteur des Facultés Universitaires Saint-Louis
Pr. Manfred Peters, linguiste (FUNDP, Namur)
Yvette Thoua, psychanalyste (Bruxelles)
Pr. Diederik Zegers de Beryl, neurologue (ULB)




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1 commentaire:

Anonyme a dit…

Atteinte d'une surdité profonde et appareillée d'un contour d'oreille PPCL4 de Phonak (appareil analogique), je suis devant une crainte similaire pour l'avenir. Tout déficient auditif ayant besoin d'un appareil analogique dans les années avenir sera contraint de recourir à l'implant cochléaire car les appareils analogiques ne seront plus produits (remplacés par les digitaux satisfaisants la majorité).
Nous sommes ici devant la loi du marché. N'est-ce pas également choquant de devoir recourir à l'implant dans ces conditions ? Christine